IndependentWHO – Santé et Nucléaire

«L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne remplit pas sa mission de protection des populations victimes des contaminations radioactives.»

25 - octobre - 2013

Pendant 25 ans, ouvriers mécaniciens et pyrotechniciens ont consciencieusement assemblé les ogives nucléaires destinées à assurer l’indépendance de la France en matière de dissuasion. Des pièces contenant du plutonium ou du césium étaient manipulées sans précaution particulière sur la base de l’Île Longue, dans la rade de Brest. Aujourd’hui, plusieurs salariés frappés de cancers ou de leucémies tentent de faire reconnaître leurs maladies professionnelles. Le ministère de la Défense et l’ancienne Direction des chantiers navals déclinent toute responsabilité.

Ambiance concentrée ce 18 septembre dans la salle des pas perdus du tribunal de Rennes. Une quinzaine d’anciens salariés de la direction des chantiers navals (DCN) de l’Île Longue, dans la rade de Brest, se serrent autour de leur avocate, maître Cécile Labrunie. Elle va devoir prouver que le cancer de Louis Suignard, découvert en 2009, est d’origine professionnelle. Mécanicien, Louis a travaillé sur la base militaire de l’Île Longue de 1989 à 1997. C’est de cette presqu’île qu’appareillent les sous-marins nucléaires français qui filent ensuite patrouiller dans les profondeurs océaniques. « Je faisais partie de l’équipe chargée d’assembler les têtes nucléaires », détaille Louis Suignard. Six têtes nucléaires par missile balistique. Seize missiles par sous-marins, soit 96 ogives nucléaires à assembler pour chacun des dix sous-marins nucléaires sortis des chantiers de la DCN depuis 1971 [1] (lire aussi notre enquête, « Nucléaire : et si on s’intéressait aux installations militaires secrètes ? »). Sans oublier que les ogives usées doivent être rechargées lorsque les sous-marins rallient la base.

Fournis par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), les éléments nécessaires au montage de ces armes de dissuasion arrivent sur la presqu’île en pièces détachées. Des pièces détachées pas vraiment comme les autres : plutonium, cesium, tritium, éléments pyrotechniques pour la mise à feu… Les salariés – mécaniciens, électriciens, artificiers, pyrotechniciens – assemblent tout dans « la nef », surnom de cet atelier très spécial. Les ogives parcourent ensuite par camion ultra-sécurisé les deux kilomètres qui séparent « la nef » de la cale où sont stationnés les sous-marins, prêts à être chargés.

Casser la croûte près d’une ogive nucléaire

Les salariés se demandent parfois s’ils ne risquent pas de recevoir quelques rayons radioactifs. La direction de la DCN les rassure. « « Les ogives nucléaires ne rayonnent pas plus que le granit breton ! », nous répondaient-ils », se souvient Francis Talec, ancien délégué syndical CGT. Confiants, les ouvriers de la dissuasion ont donc poursuivi leurs tâches quotidiennes le cœur léger. Et ce, depuis le lancement du premier sous-marin nucléaire français Le Redoutable, sous Georges Pompidou. « Nous restions causer près des têtes nucléaires. Parfois, on cassait même la croûte à proximité », se remémore l’un d’entre eux. « Je me souviens avoir voyagé assis sur les containers livrés par le CEA, pour aller emmener les matériaux nucléaires vers les alvéoles sécurisées où ils étaient entreposés avant qu’on ne les monte », se rappelle Louis Suignard.

Cette inconsciente tranquillité dure près de 25 ans. En 1996, stupeur : les salariés apprennent que, finalement, les ogives nucléaires de 110 kilotonnes rayonnent un peu plus que le granit breton. L’histoire raconte qu’un salarié du CEA avait oublié sur place son dosimètre photographique, que la radioactivité aurait dégradé. Et aurait alerté la direction. Les anciens de la « nef » ne savent pas vraiment d’où viennent les révélations. Toujours est-il que l’inoffensif devient dangereux. « En novembre 1996, suite à la demande des élus CGT et CFDT, il y a eu un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail lors duquel nous avons appris que les tête nucléaires TN 75 (en assemblage depuis 1993, ndlr) rayonnaient plus que les précédentes. Qui rayonnaient aussi, finalement ! Pendant des années, on nous a assuré du contraire ! », s’insurge Francis Talec. L’ancien délégué CGT est aujourd’hui président de l’antenne brestoise de l’association Henri Pézérat, spécialisée dans les questions de santé au travail.

Des rayonnements classés « secret-défense »

Novembre 1996. Suite à la découverte des rayonnements radioactifs, les chantiers s’arrêtent pendant trois semaines. Une zone contrôlée est mise en place, les personnels sont informés des dangers des rayons, ils reçoivent des formations spécifiques. Les conditions de travail changent radicalement. « Les gars qui bossent au contact direct des ogives ont désormais des temps de présence limités, explique Francis Talec. Ils s’approchent des têtes deux par deux et, aussitôt leur mission accomplie, repartent au fond de la nef, en attendant la suite. Ils prennent des doses, évidemment. Mais ils le savent ! Et ils sont équipés de dosimètres qui leur permettent de savoir combien ils prennent. »

Que s’est-il passé avant ? A quelles doses les ouvriers précédents ont-ils été exposés ? Impossible à savoir, puisque aucune mesure n’a été réalisée avant 1996. Quant au pic de rayonnement au contact des ogives, il est classé secret-défense, car l’information pourrait donner des indications précises sur la composition des missiles nucléaires [2].

Au moins 10% des salariés malades

Hors du périmètre de la base, les anciens salariés de la DCN à la retraite se croisent de plus en plus souvent dans les couloirs des hôpitaux locaux. Ils réalisent que plusieurs d’entre eux sont malades. Et organisent une réunion d’information au printemps dernier sous l’égide de l’association Henri Pézérat. Le constat est dramatique. « Sur les 110 salariés qui ont travaillé à l’assemblage des têtes sans aucune protection pendant 24 ans, nous recensons déjà cinq leucémies, trois cancers (prostate, rectum, lymphome), et une cataracte », égrène Francis Talec. Quatre personnes sont décédées, aux alentours de la cinquantaine. « Il y a quelques jours, un copain a découvert qu’il était à son tour atteint d’un cancer. Mais nous savons que certains salariés ne veulent pas dire qu’ils sont malades. C’est dur de dire qu’on a un cancer. Et les médecins ne font pas forcément le lien entre la maladie et le travail. Nous ne savons donc pas combien nous sommes au total », reprend Jacques [3]. « C’est pourquoi nous aimerions qu’une étude de cohorte soit réalisée. »

Faute inexcusable de l’État employeur

Au prix de combats judiciaires interminables, quatre leucémies et une cataracte ont été reconnues en maladies professionnelles, parfois plusieurs années après le décès du salarié ! En 2004, suite à la bataille de la veuve d’un pyrotechnicien décédé à 50 ans d’une leucémie, le ministère de la Défense et la DCN privatisée (devenue groupe DCNS dont sont actionnaires l’État français et Thales, avec désormais une Business Unit Armes sous marine) reconnaissent leur faute inexcusable pour la non application des lois et décrets en vigueur sur la protection des salariés. Trois autres salariés ont ensuite obtenu cette reconnaissance en faute inexcusable de l’employeur. En cas d’exposition à des rayonnements ionisants externes et internes, l’employeur est obligé de protéger ses salariés, et de mettre en œuvre des mesures de surveillance de la dosimétrie, de formation et d’information. Il doit aussi définir une zone contrôlée. Ce qui n’a pas été fait avant 1996… Avec cette faute inexcusable, l’État « admet les conditions fautives dans lesquelles les salariés de l’Île Longue ont été exposés », estime l’avocate Cécile Labrunie.

Mais la reconnaissance par l’État et du ministère de la Défense de leur responsabilité globale n’est toujours pas à l’ordre du jour. En août 2012, Louis apprend ainsi que le ministère de la Défense fait appel de la reconnaissance en maladie professionnelle de son cancer par le tribunal de Quimper. « Il n’y a pas de lien automatique entre le cancer prostatique et les rayonnements ionisants », avance l’avocat de la DCNS lors de l’audience en appel. « Cette maladie n’est pas inscrite au tableau n°6 de la sécurité sociale, qui liste les maladies professionnelles radio-induites », précise-t-on du côté du ministère.

« Il n’y a pas de problème particulier »

Créé en 1931 et actualisé en 1984, ce tableau liste l’ensemble des maladies liées aux rayonnements ionisants pouvant être reconnues comme professionnelles. Seuls trois cancers y figurent : la leucémie, le sarcome osseux et le cancer broncho-pulmonaire. Problème : « Cette référence n’évolue pas au même rythme que les connaissances scientifiques sur les cancers radio-induits, estime Cécile Labrunie. Beaucoup d’études ont été réalisées sur les organes radio-sensibles, qui démontrent que la liste des cancers pourrait être allongée » [4].

Autre point de désaccord entre les deux parties : les impacts des faibles doses. Pour la DCNS et le ministère de la Défense, être exposé une bonne partie de sa vie à des faibles doses radioactives est sans effet notoire. « Depuis 2003, la limite annuelle admissible est de 6 millisiverts par an pour les travailleurs nucléaires de catégorie B, que sont les pyrotechniciens (six fois plus que pour la population, dont la limite est fixée à 1 mSv/an, mais trois fois moins que pour les salariés EDF du nucléaire, ndlr). Ce sont des normes très contraignantes, en deçà des seuils recommandés par les scientifiques. Il est admis par le CEA que les têtes montées avant les TN 75 rayonnaient moins », se défend le ministère, contacté par Basta !. Le CEA a également reconstitué théoriquement l’exposition des salariés avant 1996. Résultat de ces évaluations impossibles à vérifier : aucun danger. « Si l’exposition est inférieure aux doses acceptables, il n’y a pas de problème particulier », concluent les services de Jean-Yves le Drian.

Les effets des faibles doses

« Il n’y a pas de dose minimum et suffisante pour contracter un cancer, estime de son côté Cécile Labrunie, s’appuyant sur le travail d’Annie Thébaud-Mony [5]. Même l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dit qu’il n’y a pas de dose minimum en deçà de laquelle les rayonnements ionisants ne seraient pas dangereux ». Si les fortes doses sont létales pour les cellules, les faibles doses prolongées peuvent provoquer mutations et cancers, « ce que semblent confirmer les résultats des rares études en épidémiologie professionnelle », explique Annie Thébaud-Mony. « Outre les effets cancérogènes, les faibles dosent peuvent entraîner des mutations génétiques (à une ou deux générations) et des perturbations du système immunitaire et endocrinien. »

Reste que les salariés ignorent pourquoi ils n’ont jamais été informés des dangers auxquels ils étaient exposés. Cette inconnue les ronge et suscite beaucoup d’indignation [6]. « Il faut dire la vérité, assume Jules. Nous étions fiers de travailler là. On se sentait importants. Nous avions l’impression de faire quelque chose de rare. D’ailleurs, nos supérieurs nous le disaient. Quand je repense à eux aujourd’hui, je me sens vraiment en colère. »

Jean-Yves le Drian interpellé

En 1996, le contre-amiral Michel Geeraert, alors inspecteur des armes nucléaires, se rend sur l’Île Longue pour se rendre compte de la situation. « Mais son rapport a été classé secret défense. Nous avons demandé son déclassement au ministère de la Défense. Nous n’avons eu aucune réponse », déplore Francis Talec. Interpellé par des parlementaires à ce sujet, notamment des députés d’Europe écologie – Les verts, Jean-Yves le Drian répond que « le rapport établi par l’Amiral Geeraert contenant de nombreuses informations classifiées relatives à des systèmes d’armes nucléaires toujours en service au sein de nos armées, il [n’était] pas envisagé de rendre public ce document. » Il a cependant assuré être « particulièrement attentif » à la situation des ex-salariés de la « nef ».

Ce n’est pas l’impression des victimes irradiées, à qui le ministère ne s’est jamais adressé directement, en dépit de divers courriers et interpellations. « On ne le sent pas concerné. Il ne parle jamais des familles, témoigne Claudine Suignard, l’épouse de Louis. Alors que c’est un vrai combat pour nous aussi. » Certaines femmes se sont battues pendant des années pour obtenir la reconnaissance en maladie professionnels des cancers qui ont provoqué l’agonie de leur maris avant même qu’ils n’entrent en retraite. « Et puis, il y a nos enfants, à qui il va falloir expliquer qu’ils doivent se faire suivre, eux aussi, glisse Claudine, la voix nouée. Parce que quand nous avons fait nos enfants, leur père travaillait au contact des ogives. » Les rayons neutroniques passent partout, y compris dans les spermatozoïdes. « On a envoyé le petit peuple se faire tuer, comme à la guerre », enrage-t-elle. Chut, secret-défense.

Article de Nolwenn Weiler, publié dans Bastamag le 10 octobre 2013

[1] Quatre sont actuellement en service.

[2] Cf. procès verbal du CHSCT du 19-11-96.

[3] Certains prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

[4] L’État reconnaît partiellement que les maladies radio-induites sont plus nombreuses que celles qui sont listées dans le tableau n°6. En juin 2010, un décret relatif à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires désigne ainsi 18 cancers.

[5] Santé des travailleurs et sureté nucléaire au risque de la sous-traitance. Colloque « radioactivité et santé : risques et radioprotection. Parlement national, Bruxelles. Mars 2012.

[6] Une vingtaine de salariés ont déposé des demandes de reconnaissance de leur préjudice d’anxiété. Activé par les nombreuses victimes de l’amiante, cette reconnaissance permet aux travailleurs d’obtenir une indemnisation par les Prud’hommes pour l’angoisse causée par le risque de développer une maladie grave.

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