IndependentWHO – Santé et Nucléaire

«L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne remplit pas sa mission de protection des populations victimes des contaminations radioactives.»

14 - juin - 2012

Paul Jobin, qui suit les travailleurs de la centrale nucléaire de Fukushima, analyse le déni gouvernemental concernant les conséquences sanitaires de leur travail et, plus largement, les effets à long terme de la catastrophe. Cette censure est cependant battue en brèche par les mobilisations sociales qui passent notamment par internet.

Le 12 avril 2011, le gouvernement japonais annonça que l’accident nucléaire de Fukushima, survenu un mois auparavant, avait atteint le niveau 7, le plus haut niveau de l’échelle INES (International nuclear event scale). Seule la catastrophe de Chernobyl avait eu le même niveau de gravité. Depuis, la transparence de l’information et les mesures de radioprotection prises par le gouvernement japonais et l’entreprise Tepco ont régulièrement été mises en cause, non seulement par les médias et le monde associatif, mais même par des experts proches du pouvoir. Le sociologue Paul Jobin nous montre à quel point les normes d’exposition qui sont appliquées aux travailleurs de la centrale nucléaire et aux populations civiles des régions contaminées et qui sont affichées comme répondant au leitmotiv de la radioprotection, le principe ALARA (“As Low As Reasonably Achievable”), relèvent finalement de logiques avant tout politiques et économiques et n’ont pas de véritables fondements épidémiologiques. Dans les premiers jours de la catastrophe nucléaire, le 14 mars 2011, le ministère de la Santé et du travail (Kōsei rōdōshō) annonçait ainsi que les maximales d’exposition pour les travailleurs étaient relevées à 250 millisieverts par an, au lieu de 20 à 50 mSv en temps ordinaire. Les doses maximum d’exposition envisageables pour les écoliers de Fukushima provoquèrent en outre la colère des habitants et des enseignants et la démission fracassante de Kosako Toshiso membre d’un comité consultatif pour le ministère des Sciences et de l’éducation. Il est, de plus, aujourd’hui très difficile de mesurer ce que sera l’impact sanitaire d’une catastrophe qui est loin d’être terminée, tant les études existantes, et dont les plus connues ont été menées sur les victimes des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, sont l’objet de controverses. Les difficultés de la radioprotection et le fait que l’on sache aujourd’hui que l’on est passé très près d’une catastrophe qui aurait pu être d’une dimension encore plus considérable, sans les efforts héroïques et les sacrifices des travailleurs de la centrale aidés des pompiers et des soldats des forces d’autodéfense (armée japonaise), rendent très présomptueuse l’idée même d’une gestion du risque dans le domaine nucléaire.

Paul Jobin

Quel est le bilan de la catastrophe de Fukushima ?

Le gouvernement japonais a déclaré le 16 décembre dernier que la catastrophe était terminée, que le site était sous contrôle puisqu’il y avait eu un cool down des réacteurs — mais lorsque j’interroge les ouvriers qui sont toujours sur le site, visiblement la situation est loin d’être sous contrôle et stable. En ce qui concerne le bilan de la catastrophe, pour l’instant il n’est pas question du bilan humain que la contamination par exemple au césium ou d’autres radionucléides pourraient entrainer. De fait, c’est encore un peu tôt pour qu’il y ait des conséquences de l’exposition aux rayons ionisants. Cela risque de venir malheureusement. Un dispositif d’enquête est mis en place à l’université de Fukushima, mais il est très contesté par un grand nombre d’associations civiles, de citoyens qui soupçonnent le gouvernement de les traiter comme des cobayes, un peu comme ce qui avait eu lieu pour Hiroshima et Nagasaki, sans avoir véritablement le souci de les protéger. Ce qui fait en particulier polémique, ce sont les maximales d’exposition que le ministère de la santé et du travail s’apprête à considérer comme un horizon acceptable : 20 millisieverts par an au lieu de 1 millisievert par an en temps normal. Certains experts auprès du gouvernement estiment que jusqu’à 100 millisieverts par an, il n’y a pas de danger, même pour les enfants.

La société civile réagit-elle ?

Fin avril, un de ces experts, le professeur Kosako, a annoncé sa démission en larmes à la télévision. Ça a eu un impact très important, non seulement dans le milieu nucléaire mais aussi sur la population y compris parmi les militants du nucléaire, jusque-là en état d’apathie, tétanisés. On disait : si même lui a cette réaction, cette inquiétude, si même lui refuse d’exposer les enfants à une norme pareille, il faut faire quelque chose.

On a dit à l’étranger que les Japonais étaient passifs ou naïfs par rapport aux informations qui leur étaient divulguées. Ce n’est pas vrai, on a vu une grogne des téléspectateurs, de la société civile à l’égard des informations fournies par les grands médias et en particulier la chaine nationale. Il y a eu d’abord un usage massif d’internet, grosse différence avec Tchernobyl : non seulement des forums de discussion mais des forums d’informations très précises, qui transmettent des cartographies de relevé dosimétriques effectués par des citoyens lambda équipés de dosimètres, ou bien par des universitaires indépendants du gouvernement ou de l’autorité de sûreté nucléaire et tout est mis en commun sur des blogs. C’est difficile de s’y retrouver pour un citoyen peu familier des questions de radioprotection ; mais on voit à l’inverse que les citoyens ordinaires sont en train de devenir des spécialistes de radioprotection. On voit des mères de famille qui jusque-là n’étaient pas du tout conscientes ou mobilisées qui deviennent des expertes populaires. Ce qui pousse les grands médias eux aussi à prendre leurs responsabilités et leurs distances par rapport aux déclarations gouvernementales.

Le gouvernement s’est-il décidé à sortir du nucléaire ?

L’ambiguïté du gouvernement japonais à l’égard d’une sortie du nucléaire tient au fait que ce qu’on a appelé le village nucléaire, le lobby nucléaire japonais, a encore de beaux restes : le monstre n’est pas mort et il se manifeste de différentes façons ; je pense que son pouvoir s’est amoindri au sein du ministère de l’économie qui abrite toujours l’autorité de sûreté nucléaire. Il y a un projet de réforme de cette autorité mais pour l’heure elle est encore sous la tutelle du ministère de l’économie. Ça faisait un milieu incestueux entre les industriels du nucléaire, l’autorité de sûreté et le ministère de l’économie mais je pense qu’au sein du ministère de l’économie il y a de plus en plus d’économistes qui voient le coût de la catastrophe et le coût du nucléaire, même sans catastrophe, en terme de démantèlement des centrales ou de la gestion des barres de combustibles usagés, des déchets radioactifs : un peu comme récemment en France, le rapport de la cour des comptes a rendu officiel le coût économique du nucléaire. Jusqu’à présent il n’y avait que Greenpeace qui faisait ça ou ce type d’associations anti-nucléaire. Là, lorsque c’est la cour des comptes, on s’est dit : ah bon il y a quelque chose… Je pense qu’au Japon, il y a un débat analogue, encore plus dramatique par rapport à la situation. C’est vrai que ça n’apparaît pas encore clairement dans une déclaration très nette. Ca a été le cas avec Kan, et je pense que c’est pour cette raison qu’il a été évacué du pouvoir. Depuis fin août, la situation a encore évolué et c’est difficile de voir pour l’heure quelle est la force de résistance de ce lobby nucléaire.

A-t-on pris la mesure du risque nucléaire depuis Fukushima ?

En termes de sûreté il y a un angle mort énorme du risque nucléaire. J’en veux pour preuve un entretien que j’ai eu avec un spécialiste de la gestion des crises nucléaires en France à l’IRSN, Olivier Isnard, qui a été dépêché auprès de l’ambassadeur du Japon dès le 12 mars pour conseiller l’ambassadeur de France au Japon dans la gestion de la crise. Je l’ai interrogé sur les normes de radioprotection qui avaient été relevées pour les ouvriers de 20 millisieverts à 250 millisieverts par an. Je les trouve très dangereuses pour les ouvriers et je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il m’a dit : 250 millisieverts par an, ce n’est rien. Parce qu’à ce moment-là l’enjeu, c’était de sauver les piscines qui contiennent les barres de combustible usagées. Car si elles fondaient, c’était un débit de dose tel qu’on ne pouvait plus faire intervenir personne sur le site. Ce n’était pas en millisieverts c’était de 100 à 1000 sieverts / heure. Il m’a dit : si on envoie quelqu’un, il est grillé tout de suite comme une saucisse. Je lui ai demandé : quelles seraient les conséquences si ces piscines fondaient, si on perd le site, alors qu’est ce qui se passe ? Il m’a répondu : c’est un risque tel qu’on ne veut pas y penser. Ces choses-là sont rarement rationalisées, rarement explicitées et le scénario rappelle ce que Nesterenko, le physicien nucléaire qui avait été directement amené à gérer la catastrophe de Tchernobyl avait dit : si il n’y avait pas eu le sacrifice des liquidateurs, c’est toute l’Europe de l’Ouest qui y serait passée, et serait devenue pratiquement inhabitable. Le problème c’est que ça n’est pas dit, puisqu’eux-mêmes ne veulent pas y penser ! C’est une porte ouverte aux fantasmes les plus fous, qui rappelle le cauchemar de Kurosawa dans son film Rêve…

par David Bornstein & Bernard Thomann

Retranscription : Stéphanie Mimouni.

La vie des idées

03 mars 2012

www.laviedesidees.fr

Paul Jobin est maître de conférences à l’Université Paris Diderot et directeur de l’antenne de Taiwan du Centre d’Études Français sur la Chine contemporaine. Il a notamment été l’auteur de Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon (Editions Ehess, 2006) et codirigé Santé au travail, Approches critiques (La découverte, 2012). Depuis le déclenchement de la catastrophe, il poursuit des recherches entamées depuis près de dix ans auprès des travailleurs de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Il analyse en particulier le déni dont les conséquences sanitaires de leur travail continuent de faire l’objet et les mobilisations sociales à l’œuvre pour une meilleure reconnaissance de ces maladies industrielles.

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