IndependentWHO – Santé et Nucléaire

«L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne remplit pas sa mission de protection des populations victimes des contaminations radioactives.»

17 - janvier - 2016

Chiyo Nohara, morte à l’âge de 60 ans, était membre de l’équipe de recherche qui a publié la première preuve scientifique de dommages causés à un organisme vivant par la contamination radioactive due à l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi.

 

Courage et héroïsme

En août 2012, la revue Nature a publié la preuve que les radionucléides artificiels de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi ont créé des dommages physiologiques et génétiques au papillon bleu pâle des herbes, Zizeeria mara [1]. Au sein de l’équipe qui a conduit la recherche à l’université Ryukyus d’Okinawa, se trouvait une étudiante-chercheur en première année, Chiyo Nohara. Chiyo est décédée d’une crise cardiaque à l’âge de 60 ans, le 28 octobre 2015. Chiyo était une scientifique qui voulait protéger les êtres humains malgré la forte pression des autorités et un grand risque pour sa propre vie.
Chiyo a dit un jour à un ami [2] « Peu importe la quantité de vos recherches et de vos connaissances, elle serait futile si vous mourriez avant de transmettre au monde ce que vous avez appris. » Heureusement, la recherche de Chiyo a été publiée, et elle a apporté la première preuve scientifique des dommages que l’accident de Fukushima a provoqués sur des organismes vivants. Je ne vais pas décrire la recherche elle-même, puisqu’elle est publiée [1]. (Voir aussi [3] Fukushima Mutant Butterflies Confirm Harm from Low-Dose Radiation, SiS 56.) Je voudrais plutôt me concentrer sur sa réponse à l’accident de Fukushima, et rendre hommage à l’intelligence, le courage et l’énergie développés par Nohara et son équipe pour entreprendre cette recherche, s’engager dans le travail de terrain, diriger les expériences de laboratoire et ensuite défendre leur travail contre les critiques.
Chiyo est née le 8 mai 1955 à Ube, une ville de la préfecture de Yamaguchi. Elle a étudié les sciences économiques dans les universités de Okayama et de Aichi ; elle a enseigné l’expertise comptable à l’université, publié de nombreux articles et était impliquée dans la vérification des comptes publics aux niveaux local et national. Mais en 2010, à l’âge de 55 ans, en partie à cause d’allergies dont souffrait sa propre fille, Chiyo s’est intéressée à la santé environnementale. Elle a démissionné de son poste universitaire et s’est engagée dans le programme de biologie de troisième cycle de la faculté des sciences de l’Université de Ryukyus.

L’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi

Lorsque l’accident de la centrale de Fukushima est survenu en mars 2011, Chiyo était encore en première année de recherche. Elle a cependant persuadé son équipe que la recherche dans la zone de Fukushima était d’une importance capitale et qu’elle devait commencer immédiatement. Elle s’était déjà engagée en donnant de l’argent et des provisions aux victimes du tsunami et du tremblement de terre, mais elle disait [4] : « Je veux aller à Fukushima. Je veux voir la zone dévastée de mes propres yeux ». Elle disait qu’elle voulait « faire quelque chose, quoi que ce soit » pour aider les gens touchés par l’accident.
L’équipe universitaire, conduite par le maître de conférences Joji Otaki, spécialiste de la physiologie moléculaire, avait mené des recherches sur le mécanisme des motifs de couleurs particuliers du papillon bleu pâle des herbes (Zizeeria maha), qui sont influencés par les conditions environnementales, telles que la température. Il a vu que cette espèce de papillon pouvait servir comme un indicateur environnemental.

Mener une recherche dans les territoires contaminés

Après s’être longuement interrogés, trois membres du troisième cycle universitaire décidèrent d’aller dans les territoires contaminés de Fukushima. Ils signèrent tous une décharge écrite [4] : « Je suis tout à fait conscient et informé des dangers de mes activités dans des zones contaminées à un niveau de radiation relativement élevé ». Mais quelques jours avant la date de leur voyage à Fukushima, ils furent convoqués au bureau du doyen. Chiyo et son équipe furent soumis à un interrogatoire agressif et déplaisant du doyen, du doyen délégué et d’autres membres de l’administration. Leur préparation et leur planning furent mis en cause et ils furent aussi interpellés sur la réaction qu’ils susciteraient auprès des habitants de la préfecture de Fukushima « lorsque ceux-ci verraient une équipe de l’université de Ryukyus chasser des papillons au filet, alors qu’eux-mêmes cherchaient désespérément des parents disparus (à cause du tsunami) ».
Finalement, l’autorisation fut donnée, sous réserve de mesures correctes de protection radiologique et d’un plan strict de gestion de crise en cas d’une autre explosion à la centrale nucléaire. Il est intéressant de noter que, plus tard, le doyen délégué a félicité l’équipe pour son travail, disant que beaucoup d’équipes de recherche ne prendraient pas de tels risques de peur de perdre des financements, mais que « cette équipe ne se préoccupe pas de ces risques-là. Ils veulent seulement savoir ce qui se passe là-bas. Je soutiens leur travail, mais ils m’inquiètent ».
L’équipe partit le 13 mai 2011 pour un voyage de six jours sur le terrain. Ils avaient un compteur Geiger pour relever les niveaux de radiation et s’étaient eux-mêmes défini une limite de temps stricte de 20 minutes sur chaque site. S’ils ne trouvaient pas de papillons, ils allaient ailleurs. Ils visitèrent 15 sites dans 4 préfectures (Tokyo, Ibaraki, Fukushima, Miyagi) et reprirent l’avion pour Okinawa le 18 mai avec 144 papillons.

Chiyo s’inquiète de sa santé

Le travail s’est poursuivi pendant les mois suivants dans les laboratoires de l’université d’Okinawa et en septembre l’équipe est revenue de nouveau à Fukushima et a recueilli d’autres spécimens. Une partie de la recherche comprenait l’alimentation des papillons avec de l’oxalis corniculata contaminé par les radionucléides de la zone de Fukushima. Ce sont Chiyo et son mari qui firent les voyages dans les territoires contaminés pour cueillir l’oxalis contaminé – 15 voyages en l’espace de 18 mois. Inévitablement, Chiyo était inquiète pour sa santé. Un ami a dit [2] : « chaque fois qu’elle allait à Fukushima pour ramener des papillons et qu’elle mesurait le niveau de radiation de l’oxalis contaminé, sa condition physique se détériorait. Mais elle ne voulait pas que les jeunes étudiants fassent ce travail. »
L’équipe a recueilli les premiers adultes dans la zone de Fukushima en mai 2011 et certains présentaient des malformations. Deux générations de leur progéniture ont été élevées dans les laboratoires à Okinawa et les membres de l’équipe ont découvert que, bien qu’elles n’aient pas été exposées à la radiation, leurs malformations étaient plus graves. Ils ont pu aussi provoquer des anomalies similaires chez des papillons de zones non contaminées en les exposant à des rayonnements externe et interne à faibles doses. D’autres papillons adultes ont été capturés en septembre 2015 dans la zone de Fukushima et ils montraient de plus graves malformations que ceux pris en mai. L’équipe en conclut que les radionucléides de la centrale nucléaire de Fukushima avaient provoqué des dommages physiologiques et génétiques à cette espèce de papillon.

Une recherche « importante et accablante par ses implications»

La recherche a été publiée une première fois en août 2012 dans la revue Nature et le retour international a été immédiat [2]. La BBC a détaillé les résultats de la recherche en y incluant ce commentaire « cette recherche est importante et accablante par ses implications pour les communautés humaines et biologiques à Fukushima » [5]. Le Monde en France fut plus explicite, disant que, même si officiellement personne n’était encore décédé à cause de la radioactivité de Fukushima, beaucoup d’experts pensaient que les gens seraient malades et mourraient dans les années à venir [6]. La BBC et la chaîne de télévision allemande ARD sont allées interroger le professeur Otaki à Okinawa et les chaînes américaines ABC, CNN et Fox ont aussi traité le sujet.
La recherche a suscité une grande quantité de commentaires (276 139 dans les six premiers mois – jusqu’en janvier 2013 –, selon le site web de l’éditeur). Chiyo et son équipe ont répondu aux commentaires dans un nouvel article en 2013 [7]. Onze points ont été discutés en profondeur, dont le choix de cette espèce en tant qu’indicateur environnemental, la possibilité que la diminution des ailes antérieures des papillons dépende de la latitude, les conditions de l’élevage et les implications de l’accumulation des mutations génétiques. Beaucoup de commentaires n’étaient pas scientifiques et motivés politiquement et il n’était donc pas possible d’y répondre.

Au Japon cette recherche n’est pas largement connue

Les principaux médias japonais n’ont pas rendu compte de l’importance de cette recherche, à part quelques-uns de faible importance. Sur les blogs personnels et les comptes Twitter, les découvertes de la recherche ont été largement propagées, mais pas toujours positivement. Le manque de liberté de la presse au Japon depuis les accidents de Fukushima est très inquiétant. Dans l’Index 2010 de la liberté de la presse, le Japon était à la 11ème place. En 2015, il est tombé à la 61ème et ceci est en grande partie dû au secret sur l’accident de Fukushima [8]. En Europe et aux États-Unis, on peut accéder aux images du papillon bleu pâle des herbes – Z. maha – et à ses malformations post-Fukushima en quelques secondes, mais pas au Japon. La réponse du gouvernement japonais à l’accident a été essentiellement de donner de fausses « informations » rassurantes. Le Premier ministre Abe déclarant en 2013 au Comité de candidature aux Jeux Olympiques que « la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi est sous contrôle », ce qui est clairement faux [9], en est un exemple.
C’est une lutte permanente. Les scientifiques et les non-scientifiques de l’Ouest ont le devoir d’aider les Japonais. Tout comme pour Tchernobyl, il existe [10] « une fragile chaîne humaine composée, à l’Est, de militants dans un pays piégé par la contamination radioactive et, à l’Ouest, de militants qui les soutiennent contre les mensonges scientifiques ». En 2014, Chiyo s’est rendue à Genève pour présenter sa recherche au « Forum sur les Effets génétiques des rayonnements ionisants », organisé par le Collectif IndependentWHO [11]. Elle était déjà malade. IndependentWHO a publié les Actes de ce Forum et les a dédiés à Chiyo Nohara avec ces mots : « elle est morte pour la cause de la vérité scientifique. » Dans les pages de Science in Society, dédiée à l’indépendance scientifique, je la salue. Mais nous desservirions Chiyo Nohara si nous n’ajoutions pas que les implications de sa recherche sont qu’aucune personne, et surtout pas les enfants, ne devrait vivre dans les zones contaminées par l’accident de Fukushima.

Susie Greaves
ISIS Report 07/01/16

Article publié d’abord en anglais sur le site d’ISIS – Institute of Science in Society
http://www.i-sis.org.uk/Honouring_the_Life_and_Work_of_Chiyo_Nohara.php

Références

1 – Hiyama A, Nohara C, Kinjo S, Taira W, Gima S Tanahara A and Otaki JM. The biological impacts of the Fukushima nuclear accident on the pale grass blue butterfly.Nature Scientific Reports2, 570, DOI: 10.1038/srep00570 –
2 – Obituary of Chiyo Nohara  by Oshidori Mako in Days Japan, December issue, 2015, Vol.12, No.12, p.23.
3 – Ho M W. Fukushima mutant butterflies confirm harm from low dose radiation. Science in Society 56, 48-51, 2012.
4 – “Prometheus Traps: Pursuing Butterflies”, Nakayama Y,  Asahi Shimbun, 2015 (Series no.4: 12 July 2015:, no.5: 14 July 2015, no.6: 15 July 2015, no.7: 16 July, 2015, no.8: 17 July 2015, no.10: 19 July 2015)
5 – “Severe abnormalities found in Fukushima butterflies”, Nick Crumpton,  13 August 2012, http://www.bbc.co.uk/news/science-environment-19245818
6 – « Des papillons mutants autour de Fukushima », Philippe Pons, 15 August 2012, http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/08/15/des-papillons-mutants-autour-de-fukushima_1746252_3244.html
7 – Hiyama A, Nohara C, Taira W, Kinjo S, Iwata M and Otaki JM, BMC Evolutionary Biology 2013, 13:168 http://www.biomedcentral.com/1471-2148/13/168 http://www.biomedcentral.com/content/pdf/1471-2148-13-168.pdf)
8 – “Japan slips in press freedom index.” Toko Sekiguchi, Wall Street Journal: Japan Real Time, 13 February 2015. http://blogs.wsj.com/japanrealtime/2015/02/13/japan-slips-in-press-freedom-rankings/
9 – “Japan Olympic win boosts Abe but Fukushima shadows linger”, Elaine Lies, Reuters, 9 September 2013, http://www.reuters.com/article/us-olympics-2020-japan-idUSBRE98806P20130909#ujqbOt12wDCbMa2v.97
10 – Tchertkoff W, Le crime de Tchernobyl: le goulag nucleaire.  Actes Sud (2006)
11 – Collectif IndependentWHO – Santé et nucléaire, Forum Scientifique et Citoyen sur les Effets Génétiques des Rayonnements Ionisants (2015) http://independentwho.org/media/Documents_Autres/Actes_forum_IW_november2014_French_01.pdf

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